14 – HORS DU DÉPÔT

— Ah nom de nom, nom de nom !

— Tais-toi.

— Nom de Dieu.

— Tais-toi, te dis-je, et rentre dans ta cambuse.

L’individu qui venait de recevoir cet ordre précis recula machinalement et rentra à reculons, trébuchant dans des meubles, dans ce que son interlocuteur venait d’appeler « sa cambuse ».

C’était un petit logement modeste, et plutôt mal rangé qu’éclairait simplement une lampe fumeuse.

Le personnage, toutefois, qui venait de proférer ces ordres comminatoires, s’avançait lentement, serrant de près son interlocuteur qui, les yeux hagards, les mains tremblantes, continuait à murmurer :

— Nom de Dieu de nom de Dieu, qu’est-ce que c’est ?

Le premier personnage, autoritairement, reprit :

— Tu n’es qu’un dégoûtant ! Un père indigne, infâme et sans cœur. N’as-tu pas honte de n’avoir pas été plus ému, plus ennuyé lorsqu’on est venu t’apprendre le malheur survenu à ta fille ? Coutureau, je ne t’imaginais pas comme ça.

Ces reproches, en effet, s’adressaient au vieil habilleur-régisseur au Théâtre Ornano.

Le père Coutureau, après la représentation, était d’abord allé chez le marchand de vin où, suivant l’usage, il avait fait de copieuses libations, puis il était rentré à son domicile, un humble et modeste sixième, rue Ramey. Seul dans son logement, il avait entrepris de se dévêtir et de se coucher lorsqu’un coup violent avait été frappé à sa porte. Légèrement ivre et malgré tout très troublé par l’aventure inattendue de sa fille, le père Coutureau était allé ouvrir et alors, depuis l’instant où il s’était trouvé en présence du personnage qui insistait pour pénétrer chez lui, il était demeuré complètement abasourdi, incapable de préciser sa pensée, de formuler une seule parole, si ce n’est des jurons.

L’étonnement inquiet de Coutureau était fort compréhensible et le père de la petite Rose pouvait se demander sérieusement s’il ne rêvait pas, si les vapeurs de l’ivresse ne lui faisaient pas croire qu’il vivait un véritable cauchemar.

Devant lui, en effet, venait d’apparaître la silhouette extraordinaire et terrifiante d’un homme vêtu de noir des pieds à la tête, drapé dans un grand manteau aux plis amples et dont le visage était dissimulé sous une épaisse cagoule, percée simplement de trois trous, deux à la hauteur des yeux, le troisième au niveau de la bouche.

Certes, le père Coutureau n’était pas un poltron, et il avait l’habitude de fréquenter dans son quartier des gens de toute sorte. Il savait l’existence des bandits, des voleurs, voire même des assassins, mais jamais il ne se serait attendu à se trouver face à face avec un être aux allures et à la silhouette aussi surprenantes, aussi inquiétantes aussi. Le terrifiant personnage, en effet, pouvait, par son attitude, effrayer Coutureau. Il venait de l’apostropher durement et lui intimait des ordres avec une telle netteté que le père Coutureau sentait qu’il fallait obéir :

— Rentre dans ta cambuse et vite ! répéta le personnage masqué.

Le vieil habilleur, en tremblant, obéissait et bégayait enfin le nom terrible et sinistre :

— Fantômas !

Il n’y avait aucun doute à cet égard, en effet. C’était Fantômas qui se trouvait là, Fantômas en cagoule, le Roi du Crime dissimulé dans son ample costume noir, sous les plis duquel brillait sinistrement l’acier d’un revolver. Et cependant le père Coutureau, qui n’avait jamais vu le bandit, éprouvait, en entendant sa voix, comme une impression de déjà entendu, de personnage, d’être avec lequel il se serait déjà trouvé en rapport, souvent même. Cependant c’était impossible, jamais Coutureau n’avait vu Fantômas.

Le vieil habilleur avait reculé au fond de la pièce, et désormais collé au mur, ne pouvant pas aller plus loin, il attendait en chancelant que le Maître de l’Effroi voulût bien s’expliquer.

Le sinistre bandit semblait en proie à une violente colère, qui paraissait suscitée par l’attitude plus ou moins indifférente qu’avait eue le père Coutureau au théâtre, lorsque les inspecteurs de police étaient venus lui annoncer l’arrestation de sa fille et le motif qui l’avait déterminée.

— N’as-tu pas honte, poursuivait Fantômas, de ta façon d’être et ne trouves-tu pas indigne de la part d’un père de rester ainsi inerte, impassible, lorsqu’il sait que sa fille est en prison ?

— Mais ça n’est pas ma faute ! Je ne puis rien y faire.

Son interlocuteur, frappant un grand coup de poing sur la table, interrompit :

— C’est ta faute, hurla-t-il, car les enfants sont ce qu’en font les parents. Tu n’avais qu’à l’élever autrement.

Si inattendue que cette morale fût dans la bouche du tortionnaire, le père Coutureau, légèrement ivre, ne se sentit pas moins très ému à cette déclaration. Il se mit à pleurer doucement, silencieusement, n’osant formuler une réponse, ne cherchant point d’excuse à sa conduite, dont il comprenait d’ailleurs mal toute l’horreur précisée par Fantômas.

Celui-ci, cependant, paraissait s’humaniser en voyant les larmes qui coulaient des yeux du vieil habilleur. Et d’une voix plus douce il interrogea :

— En somme, tu l’aimes, cette petite ?

— Mais oui, bien sûr.

— Serais-tu capable de te dévouer pour elle, de la cacher, d’éviter que la police ne la retrouve, si d’aventure elle était libre ?

— Ah, pour ça, je le ferais certainement. On a beau savoir son enfant coupable, un cœur de père trouve toujours des trésors d’indulgence pour son enfant.

Le vieil habilleur avait prononcé cette dernière phrase d’un ton théâtral et convaincu. Cette période était « bien venue », elle appartenait d’ailleurs au texte d’une pièce qu’on avait jouée récemment au Théâtre Ornano, et dont la teneur avait frappé le père Coutureau au point qu’il s’en était souvenu.

Il lui sembla qu’à ces mots, Fantômas avait ricané derrière sa cagoule. Coutureau eut peur d’avoir employé une phrase trop déclamatoire, ou d’avoir donné l’illusion qu’il ne pensait guère ce qu’il disait : mais sans doute Fantômas ne remarquait point, pour le critiquer, le ton grandiloquent du vieil habilleur, car d’une voix tout à fait aimable cette fois, il affirma, posant sa main gantée de noir sur l’épaule du vieil homme :

— Je te la rendrai, ta fille.

— Rose va revenir ! s’écria le père Coutureau, à la fois satisfait à l’idée qu’il allait revoir sa fille et inquiet aussi en songeant que la réapparition de la jeune voleuse, que Fantômas allait sans doute arracher à la police, allait déterminer bien des complications.

— Quand reviendra-t-elle ? demanda-t-il cependant.

Après un instant de silence, Fantômas répliqua :

— Nous sommes dimanche soir. Demain lundi, peut-être mardi en tout cas, ta fille sortira du dépôt.

Le père Coutureau répétait machinalement ces renseignements, peu certain de savoir s’il fallait s’en réjouir ou s’en attrister, lorsque tout d’un coup il se retrouva seul dans son petit logement.

Fantômas avait disparu. La tragique silhouette d’ombre s’était évanouie dans l’obscurité.

Et lorsque le père Coutureau se fut enfin couché vers deux heures du matin, et qu’il se mit à dormir, des rêves le hantaient, des cauchemars le faisaient sursauter dans son lit.

Avait-il réellement vu Fantômas ? Ou bien cette scène extraordinaire qui s’était déroulée dans son logement était-elle née simplement de sa demi-ivresse, mêlée à l’assoupissement du sommeil ?

***

Ce même soir, au cabaret du père Korn, rue de la Charbonnière, la clientèle habituelle jouait au Zanzibar [23]. Ils étaient là une vingtaine d’apaches et de filles aux visages blafards, aux yeux mauvais. On était entassé autour d’une table, quelques-uns assis sur des chaises, des autres debout se pressant pour suivre les péripéties du jeu et les trébuchements des dés roulant sur la table poisseuse, dont le bois mal verni, saturé, exhalait une odeur fade d’alcool et de sirop.

Souteneurs et pierreuses étaient là, considérant attentivement la partie, l’œil allumé, la lèvre hargneuse. Si d’aventure, la chance favorisait certains aux dépens de leurs adversaires, c’étaient des murmures, des imprécations, puis aussi des cris de triomphe lorsque le hasard modifiait l’ordre des vainqueurs.

En gens honnêtes et qui ne se font pas crédit, on se payait, par gros sous, les différences déterminées par le jeu.

Dans le cabaret du père Korn, on était si occupé par cette intéressante partie que nul ne fit attention à l’entrée dans le louche établissement, vers une heure du matin, d’un jeune homme aux manières élégantes et distinguées, à l’œil vif et qui semblait porter une chevelure et une barbe aux apparences peu naturelles.

C’était assurément quelqu’un de grimé, de hâtivement et de grossièrement grimé.

Le jeune homme, toutefois, fendant doucement la foule, dans laquelle il entra presque inaperçu, toucha du doigt l’épaule d’un robuste colosse d’une quarantaine d’années qui n’était autre que le Bedeau, le sinistre complice du redoutable Fantômas.

Le Bedeau se retourna, tressaillit comme il tressaillait toujours lorsqu’on le surprenait.

Le jeune homme inconnu, toutefois, s’était penché vers lui et commençait à voix basse :

— C’est bien toi le Bedeau, n’est-ce pas ?

— Non, fit énergiquement l’apache, le Bedeau, connais pas. Sais pas ce que tu veux dire.

C’était là une déclaration prudente, et personne dans l’assistance ne songeait à la contredire. Dans la pègre, on savait, en effet, par expérience, qu’il est de la plus enfantine sagesse de dissimuler par principe son identité, lorsque d’aventure quelqu’un que l’on ne connaît pas vous aborde.

Le jeune homme toutefois ne paraissait pas étonné de cette réponse. Toujours à voix basse, il continua :

— C’est bien. Peu importe d’ailleurs. L’essentiel c’est que tu lui dises, au Bedeau, qu’on l’attend tout à l’heure, à deux heures et demie précises, lui, Bec-de-Gaz, Œil-de-Bœuf et aussi la grande Berthe.

Le Bedeau, qui n’avait pas levé les yeux, et continuait à jouer machinalement avec le cornet de dés, répliqua d’une voix sourde :

— Je connais pas tous ces gens-là. Je sais pas ce que tu veux dire…

Mais imperturbablement, son interlocuteur poursuivait :

— Le rendez-vous sera dans le parc des Buttes-Chaumont. Au pied du kiosque. Au bout du pont. Deux heures et demie. Et surtout que personne ne soit en retard.

Le Bedeau esquissa encore une protestation :

— Faut croire que tu es soûl comme une bourrique, déclara-t-il sans conviction, je ne connais pas ces gens-là et je n’irai pas. Non, je ne marche pas.

L’inconnu cependant s’apprêtait à partir, et il précisa :

— Tu viendras. Vous viendrez tous.

Puis, imperceptiblement, frôlant presque de ses lèvres la grande oreille plate du Bedeau, il expliqua :

— C’est l’ordre de Fantômas.

***

À deux heures vingt du matin, par la rue Botzaris, rue déserte, sinueuse et sinistre qui longe le parc des Buttes-Chaumont, une troupe d’individus s’acheminait lentement, avec précaution. Il y avait là trois hommes et une femme, et c’était le Bedeau, Bec-de-Gaz, Œil-de-Bœuf, ainsi que la grande Berthe.

Cette femme, qui accompagnait les apaches, était une pierreuse déjà sur le retour, que la débauche et la laideur avaient rendue célèbre dans les quartiers de la Chapelle.

Après que le Bedeau eut assuré que ni lui, ni ses compagnons ne viendraient au rendez-vous que Fantômas leur faisait assigner par ce jeune homme inconnu, les apaches, sitôt le départ de ce dernier, s’étaient regardés interloqués puis, sans s’en rendre compte, avaient négligé la partie de Zanzibar pour s’entretenir mystérieusement entre eux.

En l’espace de cinq minutes, tous étaient d’accord et, n’ayant plus rien à se dire, ils sortaient tête basse du cabaret du père Korn et s’acheminaient dans la direction du rendez-vous que leur donnait le Maître de l’Effroi.

Fantômas était décidément toujours le puissant d’entre les puissants, il n’avait qu’un geste, qu’un signe à faire, on lui obéissait.

Dans le silence de la nuit, une voix s’éleva :

— Enjambe la balustrade, ma fille !

C’était le Bedeau qui signalait à la grande Berthe la petite grille qui séparait de la rue le commencement du parc des Buttes-Chaumont. La pierreuse obéit sans mot dire ; aidée par Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, elle s’introduisit dans le jardin public, désert à cette heure nocturne. Les trois compagnons la suivirent, et les quatre individus, avec précaution, évitant de faire du bruit, redoutant d’être surpris par quelque garde, longèrent les massifs, se dissimulant sous les arbres, évitant de marcher au milieu des allées, afin de n’être point vus.

Au bout de quelques instants ils parvenaient au pied du kiosque où le jeune homme inconnu leur avait dit que Fantômas viendrait les rejoindre. Ils attendirent là, un quart d’heure, vingt minutes.

— Personne, grommela le Bedeau. Sûr que ce gigolo s’a foutu de nous.

Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf hochèrent la tête sentencieusement. L’un d’eux murmura d’une voix menaçante :

— Si jamais, il retombe sous nos pattes, qu’est-ce qu’on lui passe à ce morveux à la manque pour s’être offert notre figure !

Mais il s’arrêta soudain de parler. Un bruit léger de feuilles sèches craquant sous des pas venait de retentir dans la broussaille, et d’un massif surgit une silhouette noire. Les apaches se redressèrent, comme mus par un ressort : c’était Fantômas.

— Ça va patron ? interrogea le Bedeau d’un ton qu’il s’efforçait de rendre aimable.

Mais Fantômas ne lui répondit point. Très bas, d’une voix enrouée, à peine perceptible, le Maître du Crime prit la parole :

— C’est bien d’être venus, je vous remercie. J’ai besoin de quelqu’un parmi vous. De la grande Berthe. Il y a une femme au Dépôt actuellement et je veux la faire sortir. C’est la grande Berthe qui la sauvera.

Fantômas se rapprocha de la femme. Il la prit par la main, cependant que d’une voix un peu plus puissante, il ordonnait aux hommes :

— Vous autres, débinez-vous, je n’ai plus besoin de vos services !

Le Maître avait une attitude étrange, et il s’exprimait d’une voix lointaine dont les intonations étaient difficiles à définir. Fantômas était-il ému plus qu’il ne voulait le paraître, ou avait-il peur ? Ou bien alors, au contraire, cette apparence bizarre, presque hésitante, dissimulait-elle une sourde colère, une froide mais terrible résolution ?

Le Bedeau et ses deux amis se posaient en vain ces questions, cependant qu’ils dévalaient le monticule au sommet duquel se trouvait le kiosque où Fantômas les avait rejoints.

— Qu’est-ce qu’il avait le patron ? demandait Œil-de-Bœuf. Ça n’avait pas l’air de bicher.

— Oh ben, c’est qu’il prépare sans doute une combine et alors, il a p’t-être les foies rapport à la rousse, répondit Bec-de-Gaz.

Le Bedeau, lui, toujours très craintif, ayant perpétuellement la peur du Maître, se contenta de proférer :

— Fantômas est le patron. Après tout, s’il nous a fait débiner sans vider son sac, c’est qu’il a ses raisons.

Les apaches continuèrent silencieusement leur marche. Aucun d’eux ne songeait au sort que Fantômas pouvait réserver à la grande Berthe, rien ne prouvait d’ailleurs que le bandit allait faire le moindre mal à la pierreuse et du reste, aucun d’eux ne se souciait d’elle.

***

Le lendemain, réunis chez le père Korn, les complices de Fantômas recommençaient leur partie de dés, ils n’avaient revu ni Fantômas, ni la grande Berthe.

Contrairement à ses habitudes, celle-ci n’était pas apparue dans le cabaret, à moitié grise à une heure du matin, lestée de sa modeste recette du soir, vingt-cinq ou trente sous habituellement, qu’elle dépensait aussitôt dans le bouge, lorsqu’elle ne les perdait pas au zanzi.

La pierreuse, en effet, s’éternisa ce soir-là sur le boulevard de la Chapelle, où elle avait installé son quartier général.

Contrairement aux règlements de la police, elle fit le trottoir après une heure du matin et, avec la plus tranquille audace, même avec une attitude de défi et de provocation, elle racola les passants attardés, injuriant ceux qui ne s’arrêtaient pas pour lui répondre.

Sous les arcades de métro, la pierreuse faisait un tel tapage que des agents finirent par s’approcher, pour voir ce dont il s’agissait.

Ils trouvèrent la grande Berthe étendue à plat ventre sur un banc, comptant ses gros sous, en poussant de rauques grognements :

Elle entendit le pas lourd des gardiens de la paix et ne se dérangea point. Elle se contenta de les fixer d’un œil narquois et lorsqu’ils passèrent à proximité d’elle, elle grommela :

— Tiens v’là les vaches !

— Brigadier, fit le plus jeune des agents, un débutant, qui tressaillait sous l’insulte, avez-vous entendu ?

Le brigadier, un homme d’âge, répliqua, paternel :

— Assurément que j’ai-z-entendu, mais mieux vaut-z-avoir l’air de ne pas entendre, ce n’est pas la peine de faire des histoires.

Cependant, la grande Berthe insistait avec un goût déplorable, une persistance de mauvais aloi :

— Allez-vous cavaler, les vaches ? grogna-t-elle. Non, mais c’est-y pas malheureux de voir des feignants comme ces gars-là !

Elle avait hurlé ces injures, et le jeune agent blêmissait de colère. Le brigadier, sous peine de voix s’évanouir son prestige auprès du débutant, ne put faire autrement que d’apostropher sévèrement la pierreuse :

— D’abord, dit-il, levez-vous et obtempérez aux ordres de l’autorité, que je vous dis de rentrer dans votre domicile, sans causer du scandale sur la voie publique.

— Du scandale, nom de Dieu ! Quoi encore ? C’est-y que je fais du mal, c’est bien mon droit de roupiller sur un banc. Une supposition que j’aurais pas de carrée, faut pourtant bien que je pieute quelque part ?

La grande Berthe proférait ces choses d’une voix éraillée, d’une langue que l’ivresse semblait avoir rendue pâteuse. Et de son œil gouailleur, elle narguait encore les agents.

Le plus jeune la secoua à l’épaule :

— Allons, debout, ordonna-t-il, et fiche le camp si tu ne veux pas qu’on t’emmène au poste.

— Eh bien, nom de Dieu, jura la pierreuse, je vous en défie bien de me mener au poste. Quoi c’est-y que j’ai fait ? A-t-on jamais vu des salauds pareils ? Feignants. Vaches que vous êtes !

C’en était trop. Le brigadier fit signe à son collègue et les deux agents, prenant chacun la fille par un bras, l’emmenèrent au commissariat voisin.

Dans le bureau de police, ils firent rapidement leur rapport. Le brigadier, de sa grosse écriture, nota sur le papier :

« Scandale sur la voie publique, rébellion aux agents. »

Puis, il demanda à la pierreuse :

— Ton nom ?

— La grande Berthe.

— Tes papiers ? Ta carte [24] ?

— J’en ai pas. Perdus dans le canal voilà trois jours.

Le brigadier-chef, qui dirigeait le poste, s’était rapproché des agents qui venaient de procéder à l’arrestation.

— Ça va bien, déclara-t-il, ça suffit, puisqu’elle ne veut pas donner son identité, on va l’envoyer au Dépôt.

Chose curieuse : à ces derniers mots, la grande Berthe parut très satisfaite d’apprendre le sort qui lui était réservé.

***

Toutes les femmes arrêtées et transférées des commissariats à la Préfecture en « panier à salade », sont groupées dans ce grand sous-sol du Dépôt.

La foule humaine qui y grouille est bizarre, interlope et cosmopolite. On y trouve une majorité considérable de loqueteuses et de mendiantes. Puis, aussi, des femmes aux toilettes criardes et luxueuses, de vieilles dames aux apparences correctes, arrêtées pour vols dans les magasins. On voit également des étrangères, des pierreuses, des romanichelles.

Tout ce monde-là bavarde à voix basse, chuchote, des groupes se forment, des amitiés se créent, des haines surgissent, c’est l’image de la vie qui se reflète dans ce « parc » où l’on a « bouclé » tout ce troupeau humain.

C’est aussi un va-et-vient perpétuel nuit et jour, car le Dépôt, c’est la permanence, le local toujours ouvert pour recevoir les épaves rejetées par la rue.

Cette nuit-là, le Dépôt était plus encombré encore qu’à l’ordinaire, car il venait d’y avoir deux jours de fête, pendant lesquels les juges d’instruction avaient pris congé.

Ainsi donc, les femmes, qui, par malheur pour elles, avaient été arrêtées le samedi, au lieu d’être interrogées le lendemain, conformément à la loi, et dirigées ensuite sur les prisons si elles n’étaient remises en liberté, devaient séjourner dans ce local odieux en attendant le mardi matin.

La malheureuse Rose Coutureau, arrêtée pour vol, était là depuis deux jours. Et la gamine, abasourdie, atterrée à l’idée de ce qui allait lui arriver, était demeurée dans son coin, prostrée, indifférente à tout ce qui se passait. En fait, d’ailleurs, depuis deux jours, il ne se passait rien, ou peu de chose.

De temps à autre apparaissaient des gardiens, qui poussaient dans la salle, une ou plusieurs prisonnières. Celles-ci avaient des attitudes diverses. Certaines étaient cyniques, d’autres terrifiées, quelques-unes, larmoyantes, on en trouvait qui hurlaient leur colère, qui pleuraient en protestant de leur innocence, et au bout de quelques instants, tout cela s’apaisait, chacune s’installait de son mieux.

À midi et à sept heures, des femmes, des prisonnières, condamnées à de légères peines qu’elles subissaient au Dépôt, aidaient les gardiens à apporter la nourriture aux détenues provisoires.

Rose Coutureau avait à peine pu toucher à l’effroyable ratatouille qui lui avait été servie, et c’était exténuée de fatigue et d’inanition qu’elle avait vécu dans la salle du Dépôt sa journée du lundi après sa journée du dimanche.

Le mardi matin de bonne heure, une animation nouvelle s’était créée dans la vaste salle où étaient parquées les femmes. Des gardiens étaient venus, une liste à la main, et ils appelaient des noms, tandis que des réponses s’entrechoquaient :

— Présente, me v’là !

— J’m’amène !

— Par ici.

— Quoi c’est que vous me voulez ?

Rose Coutureau n’avait pas tardé à comprendre que le moment approchait où elle allait comparaître devant le magistrat qui l’interrogerait sur son vol. Ces appels avaient en effet pour but de rassembler les femmes que l’on envoyait aux juges d’instruction.

Il était neuf heures, et un premier groupe avait déjà quitté le Dépôt, pour monter au cabinet des magistrats ; avant toutefois d’emmener ces femmes, le gardien annonça :

— Dans une heure, j’en emmènerai d’autres. En voici la liste : tenez-vous prêtes.

Soudain, Rose Coutureau tressaillit. On venait de prononcer son nom, et elle allait répondre comme elle l’avait entendu faire aux autres, lorsque soudain, une voix rogomme et gouailleuse déclara :

— Rose Coutureau, présente, c’est moi !

Instinctivement, la fille de l’habilleur tourna la tête dans la direction de la personne qui venait d’émettre cette affirmation. Elle vit une grande femme brune, aux traits fatigués, aux lèvres peintes et aux yeux cerclés de noir. Une pierreuse à n’en pas douter. Rose Coutureau n’osait pas protester.

— Après tout, pensa-t-elle, peut-être que nous sommes deux…

Et, timide, la jeune fille n’osait pas prendre la parole, interrompre le gardien et lui signaler le fait. Elle n’en aurait, d’ailleurs, pas eu le temps. Fendant les rangs pressés de la foule, la femme qui s’était donnée pour Rose Coutureau s’approcha soudain de la jeune fille :

— Viens, fit-elle en la prenant par le bras, j’ai à te causer.

Stupéfaite, Rose se laissa entraîner dans un angle de la salle.

— Dis donc, commença la grande pierreuse en prenant familièrement la fille de l’habilleur par la taille, j’ai dû t’épater lorsque j’ai répondu : Présente, à ta place.

— Vous me connaissez donc ? interrogea la jeune fille.

— Probable, fit son interlocutrice en haussant les épaules, mais c’est pas de ça dont y s’agit. Faut que je t’explique et ça urge, rapport à ce que nous allons être obligées de nous séparer dans un instant. Voilà donc de quoi il retourne : moi, je m’appelle la Grande Berthe, j’ai été bouclée ici pour rébellion aux agents, des bêtises sans importance, quoi. J’en ai pour vingt-quatre heures de boîte et comme j’ai déjà tiré douze heures de préventive, ce soir, à six heures, après les flagrants délits, on me relâchera. Toi, y paraît que c’est pas le même truc, t’es ici pour vol, et tu vas trinquer. L’instruction d’abord, une affaire de huit jours, quoi, puis, huit jours encore avant de passer au tourniquet [25]. La condamnation ensuite, enfin, ma fille, t’en as pour une paye avant de sortir de tôle. Or, paraît qu’il faut que tu te débines dès ce soir.

Rose Coutureau écoutait sans comprendre ce déluge de paroles. Elle était abasourdie par ce préambule, elle le fut bien plus encore, lorsque la grande Berthe lui eut exposé ses dernières intentions :

— Voilà ce qu’on va faire, poursuivit la pierreuse : quand tout à l’heure les gardiens viendront chercher Rose Coutureau, c’est moi qui partirai à ta place. Naturellement, lorsqu’on demandera la grande Berthe, tu répondras que c’est toi, et tu reconnaîtras devant le juge, que tu as bien traité les agents de vaches. Tu ajouteras que tu étais ivre, que tu regrettes.

« Comme ça, tu comprends, insistait la pierreuse, tu seras libre ce soir, tu peux y compter, je connais le tarif. Pendant ce temps-là, moi, je trinquerai à ta place. Inutile de me raconter comment tu as fait ton coup, ton homme m’a mis au courant. »

Cette fois, Rose Coutureau comprit, et son cœur se gonfla d’une immense gratitude à l’égard de cette excellente femme qui consentait bénévolement à prendre sa place, à se faire condamner, alors qu’elle n’avait rien fait, à subir enfin la peine qu’elle méritait, elle, Rose Coutureau.

Qui donc avait pu avoir l’idée de cette substitution ? La fille de l’habilleur n’osait croire que c’était son amant, si bourru cependant, que c’était Beaumôme qui avait imaginé cette merveilleuse combinaison.

D’autre part, pour quelle raison la pierreuse agissait-elle ainsi ? Rose Coutureau était naïve, mais pas au point de croire qu’une inconnue avait consenti à se substituer à elle pour le simple plaisir de lui rendre service.

Mais la grande Berthe répondit à la question implicite que se posait la jeune fille.

— T’as pas besoin d’avoir de scrupules, dit-elle. Si je fais la combine, c’est parce que le truc me va. Tu as de la veine d’avoir un amant qui est plein aux as, il m’a gavée de pèze, et au fond, moi, tu sais, plutôt que de trimer sur la rade par tous les temps, et de ne rien ramasser que des rebuffades, j’aime encore mieux passer quelques semaines en tôle, à me la couler douce, bien nourrie, bien logée. Qu’est-ce que tu veux, moi j’ai pas de chance. Pour faire le truc, faut être gentille ! Ça allait bien il y a dix ans, mais maintenant que je suis moche, autant changer de métier.

Une voix, soudain, surmonta le murmure confus de la grande salle du Dépôt. Un gardien criait, appelait des femmes :

— Alice Binet ! Jeanne Dubourg ! Rose Coutureau !

— Présente ! répondit la grande Berthe d’une voix forte.

En hâte, elle prenait congé de la jeune fille.

— Ça y est, fit-elle, ça commence, à bientôt. On se reverra. Tu remercieras ton homme, qui a été généreux pour moi.

Elle ajouta :

— Paraît qu’il y a une plainte déposée contre toi. Si tu pouvais obtenir que la gonzesse que t’as volée veuille bien la retirer, ou tout au moins ne vienne pas à l’audience et qu’elle écrive au président, ça vaudrait mieux. Adieu.

La pierreuse partit, puis revint encore sur ses pas :

— N’oublie pas de répondre quand on appellera la grande Berthe. Et quand tu seras dans le tourniquet, fais l’imbécile, reconnais que tu t’es rébellionnée contre les agents, mais ajoute que t’étais soûle et que tu regrettes.

***

Les choses se passèrent comme l’avait dit la mystérieuse pierreuse, et Rose Coutureau, sans comprendre exactement pourquoi cette substitution avait lieu, sans deviner surtout quel pouvait bien être l’homme assez généreux, assez intelligent pour s’occuper d’elle ainsi, avait néanmoins accepté la situation.

Après le départ de la grande Berthe, qu’on emmenait à l’instruction sous le nom de Rose Coutureau, la fille de l’habilleur était restée encore quelque temps au Dépôt, puis on avait appelé vers midi « la grande Berthe ». Et elle s’était présentée.

La jeune fille alors, toujours sous le nom de Berthe, avait été conduite à l’audience des flagrants délits. Heureusement pour elle, les agents qui, la veille au soir, avaient arrêté la pierreuse n’étaient pas cités comme témoins, l’inculpée ayant déclaré dans son interrogatoire au commissariat de police, reconnaître les faits qui lui étaient reprochés. Comme dans un rêve, Rose Coutureau s’entendit gourmander, traiter de fille perdue, qualifier de femme apache, puis, un vieux monsieur assisté de deux autres plus jeunes, vêtus de noir, de derrière un grand bureau, l’admonesta paternellement :

— Il ne faut plus vous enivrer, ma petite, ni être ainsi en rébellion. Voyons, vous êtes jeune et gentille, tâchez d’être raisonnable !

Les deux gardes municipaux qui avaient amené Rose la reconduisirent au Dépôt.

La jeune fille, qui n’avait rien compris à ce qui s’était passé, se retrouva dans la grande salle obscure et froide, dont le personnel se renouvelait sans cesse.

Et peu à peu, au fur et à mesure que les heures passaient, Rose Coutureau s’inquiétait. Qu’allait-il advenir d’elle ? Elle avait peur que la supercherie ne fût découverte et que la substitution ne créât d’ennuyeuses complications. Une voix forte, vers six heures du soir, appela pourtant :

— La grande Berthe !

Ce fut le seul nom prononcé. Rose Coutureau sentit que son cœur s’arrêtait de battre. On appelait seulement la grande Berthe. Qu’est-ce que cela signifiait ?

D une voix défaillante, elle répondit :

— Présente.

Le gardien la regarda sous le nez.

— C’est toi, la grande Berthe ? fit-il.

— Oui, balbutia Rose Coutureau.

— Eh bien, poursuivait l’homme, ton heure est arrivée.

Il consulta une feuille de papier :

— Oui, c’est bien cela, grogna-t-il, vingt-quatre heures de prison, ça y est, elles sont tirées, t’es libre, ma fille, passe au greffe donner une signature et débine-toi ensuite.

— Silence, vous autres ! grogna le gardien, car le murmure des bavardages dans la salle du Dépôt commençait à s’accroître de façon intempestive.